Nous sommes là, face à face et je regarde cette femme dont la présence m’a toujours empêchée de vivre.
Je ressens de nouveau cette barrière lourde, épaisse s’installer malgré moi. J’ai eu tant de mal à m’en débarrasser et la revoilà, qui revient sans prévenir, sans que je puisse y échapper. Je sais maintenant que cette barrière m’étouffe plus qu’elle ne me protège, je le sais ! Et malgré cela je me sens impuissante, elle se pose naturellement comme elle l’a fait pendant tant d’années, alors je me met en veilleuse, silencieuse, vigilante, prête à bondir, tendue comme un arc comme lorsque j’étais enfant.
Je l’ai pourtant aimée, admirée, idolâtrée cette femme, cherchant désespérément à lui plaire à défaut de m’en faire aimer. Il m’a fallu des années pour comprendre que c’était impossible.
Je me souviens du temps où je craignais tant son jugement que je ne savais même plus qui j’étais, changeant de personnalité à chacun de ses caprices. Alors je l’ai fuie, j’ai essayé de l’oublier. L’éloignement m’a permis de me construire, de trouver une forme de sérénité et je m’en veux d’être là, sur le qui vive, avec cette tension intérieure que je n’avais pas ressentie depuis si longtemps.
Son regard vif et perçant me détaille de la tête au pied et scrute mon environnement. Je sais qu’elle cherche le détail qui cloche. Dans l’immédiat elle n’en fera rien, elle ne dira rien. Elle va l’emmagasiner, le retourner dans sa tête et le ressortir comme une pique assortie d’un vague compliment ou d’une excuse en mon nom, de préférence devant témoin, rendant ainsi la parade ridicule et le silence lâche.
Je regarde à mon tour cette femme qui est encore belle, elle est toujours aussi coquette. Les cheveux acajou, les ongles fraîchement vernis, le port de tête altier, l’œil vif et pétillant font oublier ses rides et son corps torturé par les ans.
Elle a vieilli, c’est sur et je la sens derrière son orgueil et son immense volonté, faible et vulnérable. Un accident de voiture a cassé un de ses genoux, l’autre fatigue, elle a beaucoup de mal à marcher même avec ses cannes. Je ne peux m’empêcher d’avoir un élan de tendresse et de compassion pour cette vieille femme mais son regard réinstalle la barrière. J’ai de nouveau peur de m’approcher, de lui montrer un signe d’affection. Alors je reste en retrait parce que c’est plus simple et je laisse ce vieux malaise se réinstaller.
Elle aussi a essayé de me fuir, voire d’effacer mon existence.
Sa première idée était de se rapprocher de mon frère, puis elle a décidé de vivre chez ma fille. Par un tour de passe passe ma fille est devenu sa fille, mon gendre son gendre, mes petits enfants ses petits enfants et moi une personne à éviter. Elle a fait construire une aile à leur maison, pensant s’y installer.
Il y eu un temps où tout le monde me tenait à l’écart et je crois que quelque part cela me convenait. J’ai construit mon monde, un monde qui me ressemble où je ne suis pas si mal.
Le temps a passé ; mon petit frère est mort. Ma fille et elle se ressemblent trop, la situation a fini par exploser entre elles et nous voilà aujourd’hui face à face sachant toutes les deux qu’il ne lui reste plus que moi pour l’accompagner vers la fin de ses jours.
Au fond de moi je crois que j’ai toujours su que cela se terminerait ainsi. Elle aussi je pense et pourtant l’une et l’autre avons tout fait pour l’éviter.
Ce qui a changé entre nous est que je ne crains plus de lui déplaire. Au fil des ans j’ai appris à me connaître et à me passer du regard des autres, grâce à elle finalement.
Alors pourquoi cette tension intérieure qui ressort comme un vieux réflexe oublié chaque fois que je suis devant elle. Où est passé mon sens de l’humour ? Je le retrouve après en me disant « j’aurai pu dire….. » mais sur le moment je suis paralysée ou alors je sors vite les griffes toujours à contre temps.
Je regarde cette femme qui m’a mise au monde à contre cœur, peut être parce qu’elle était trop jeune, pas prête à avoir un enfant si vite ou tout simplement aurait-elle aimé faire autre chose que d’élever des marmots. La contraception n’existait pas, l’avortement était un crime, les enfants arrivaient et il fallait bien s’en occuper.
Mai 2007